LA POLLUTION


Antoine Reale

Les asticots de chez Coignet? <Coignet ou Jacquant ou Rousselot: usine d'équarissage qui existe toujours; reconnaissable de loin à l'odeur...>

On sautait le mur, surtout le soir... Ils amenaient la charogne par wagons et déversaient tout ça dans des hangars. Des crânes, des os et ça grouillait là dedans. Avec Pétrus on y allait avec des lampes électriques et on les ramassait par poignées. Il est arrivé qu'étant au chômage, certains faisaient la vente des asticots...

Il fallait vaincre ta répugnance. Et il y avait des rats. Ho làlà, la pre­mière fois que je suis rentré là dedans... Et Pétrus qui disait: "Aller! Aller! Il faut remplir la bassine!" Et ça puait la charogne dis donc! et quand il y avait le vent du nord, l'odeur envahissait tout Givors. Ça cocottait chez Jacquant...


Pierre Lachat

C'était dégueulasse! On rentrait dans les tas d'os. Les rats étaient si gros qu'ils auraient mangé mon chien (qui est assez petit, il faut le dire). Les asticots ne se vendaient pas encore chez les marchands alors. Ce sont les pêcheurs qui allaient piquer les asticots chez Jacquand qui ont donné la combine aux bureaux de tabac de les vendre... Avec le You, on a été les deux premiers à introduire les asticots en Ardèche...

Quand on allait sous les trémies où étaient stockés les os, les asticots nous tombaient dans le cou!

Ensuite on allait chercher un seau de sang aux abattoirs, on mélangeait ça et on allait à la pêche.

Ça faisait dix à quinze kilos d'appâts gratuits.


Juliette Costet

D'ailleurs à l'époque le poisson était bon. Il n'y avait pas de gas oil sur le Rhône...

Ah! La perche! Ça c'était un bon poisson!

Et les "plates", les brèmes! Après elles avaient pris la maladie. Les barbeaux aussi! Ils avaient des furoncles.

Donc c'était les premiers signes de la pollution...


Antoine Reale

- Elle existe depuis longtemps l'usine d'équarissage?

- Je l'ai toujours connue.

- On dit que le Rhône n'était pas pollué. Mais il devait l'être déjà par cette usine qui déverse actuellement dans le Rhône? Il n'y avait pas déjà un exutoire à cette époque?

- Si. Dans la lône de l'île du Grand Gravier. Et on allait à la pêche à la sortie de l'égoût de l'usine... Tu penses, on péchait des ablettes en pagaille!

Gérard Bosc

Pour essayer de résoudre le problème de la vidange des barrages, on nous a demandé de nettoyer devant la "vanne de vidange" du barrage de Génissiat.

- Qu'est-ce-que tu appelles "nettoyer "?

- Nettoyer, c'est extraire la vase! Cette vanne, elle est à trente mètres, voire cinquante mètres sous l'eau !

C'est la première fois que quelqu'un réussissait à le faire ... D'autres l'avaient tenté sans succès. Il a fallu nettoyer le fond jusqu'à soixante dix mètres en amont du barrage. On enlevait la vase en aspirant et on la recra­chait carrément dans les turbines.

On comprend l'intérêt d'une telle opération dans laquelle beaucoup d'eau est économisée alors qu'on évacue la vase petit à petit. Mais cela est difficile à réaliser.

Ils nous ont fait aussi nettoyer le tunnel qui passe dessous et qui sert à évacuer les "boues" lors des vidanges.

Pour l'aspiration voilà la technique que nous avons utilisée: on a monté un ponton, une grosse pelle dessus, avec des compresseurs, des treuils, enfin tout ce qu'il faut pour travailler. Morceau par morceau, on a descen­du un gros tube évasé en bas. Il était accompagné de deux autres canalisa­tions de diamètre plus petit qui envoyaient de l'air comprimé. Tout cela plongeait dans la vase, et l'air arrivé au fond doit obligatoirement remon­ter ! C'est ce qu'il faisait en emmenant la vase par le gros tube qui la recrachait vers les turbines. Ils appellent ça "par sucion à air"...

On avait descendu un petit bulldozer télécommandé qui poussait la vase qu'on aspirait.

Pour cela on travaillait avec la COMEX (célèbre entreprise mar­seillaise de travaux sous-marins).

Ce travail était risqué. D'abord l'accès était difficile et le niveau d'eau variait de quatre à cinq mètres d'un seul coup ! Il fallait alors vite évacuer le ponton. En huit minutes !

- Mais ça leur coûte plus cher de faire cela que d'ouvrir la vanne...

- Oui, mais en période de sécheresse il fallait économiser l'eau...


Paul Vallon

On buvait l'eau du Rhône!

- Je ne suis pas sûr qu'elle était si propre que cela...

- Oui; il y avait plus de pollution organique; il passait à Givors les déchets des abattoirs de Lyon

- Ce qui est toujours le cas d'ailleurs: les abattoirs de Corbas déversent toujours au Rhône.

-Mais le Rhône a un fort pouvoir d'épuration naturelle avec le soleil et l'oxygénation. A cette époque la pollution était supportable... Le fleuve avait un cours rapide, il y avait des bouillonnements, des remous. L'eau était claire d'ailleurs. Sur les graviers on voyait les poissons. Quand on péchait les ablettes à la "tirette" on les voyait mordre au train d'hameçons.

Je me souviens que mon fils avait péché des brèmes. J'en avait fait une au four, comme on sait les faire, bien farcies. Et quand on a ouvert le four on aurait cru la raffinerie de Feyzin.

Infect! On n'a pas pu la manger... Elle sentait le pétrole, le mazout à plein nez !

Alors qu'on se régalait dans le temps.


Antoine Reale

Lorsqu'ils vidaient le bassin pour le nettoyer, en laissant son eau s'écouler vers le Rhône parce qu'il était bas, il ne restait plus que la "manne", la vase; là dedans tu trouvais de tout: des vélos, toutes sortes de saletés, tout ce que les gens balançaient...


Gérard Bosc

On voit de plus en plus d'algues sur le Rhône maintenant.


Laurent Raymond

A Saint-Fons, quand on draguait l'entrée du port, je suis tombé à l'eau alors qu'un tas de boyaux était sorti de l'égoût de l'abattoir. Je suis remonté avec des boyaux accrochés autour du cou. Fallait avoir le coeur bien accroché!


Gérard Bosc

Et les vidanges des moteurs des bateaux où crois-tu qu'ils les fai­saient?

Dans la cale bien sûr!

Or il y a la pompe de cale. Elle pompe l'eau qui s'est infiltrée en fond de cale et devine ce qu'elle pompe avec? L'huile de vidange bien sûr. Et tout cela va au Rhône...

- Qu'est-ce qu'on peut faire pour résoudre ce problème?

On peut récupérer l'huile de vidange en la pompant dans des bidons.
Maintenant tous les moteurs sont montés avec une pompe pour les vidanges.

- Donc les bateaux n'étaient pas prévus pour qu'on puisse récupérer
l'huile de vidange? Ils étaient prévus pour que la vidange aille dans la cale....

- Voilà, c'était ça ! T'as jamais visité les cales d'un bateau?

- Non, je suis toujours resté sur le pont...

- Un jour si tu montes dans un bateau, essaie d'aller en salle des machines et tu demandes de regarder sous le plancher, à fond de cale...
C'est dégoûtant d'huile et de graisse. Le bras de l'hélice est graissé automatiquement et tout le supplément de graisse qui bave tombe dans la cale.
Il y a beau avoir une crépine, la graisse passe quand même...


Alain Pelosato

Ce jour de septembre 1982, en passant sur le pont de l'autoroute, la couleur du fleuve m'avait intrigué: le Rhône avait des reflets rougeâtres, cuivrés, comme si le coucher du soleil s'y reflétait. Je me rendis au bord de l'eau où je constatai, atterré, l'étendue du désastre par la présence de nombreux poissons morts...

A ce moment arrivèrent deux enfants tenant, à chaque bout, un bâton dans lequel ils avaient enfilé par les branchies un superbe sandre d'un mètre cinquante! Je prévins immédiatement les enfants du danger pos­sible de consommer ce poisson et demandai au technicien présent sur la berge de le récupérer pour analyse.


Gérard Bosc

Ugine-Kuhlmann (l'actuelle usine Atochem) (1) avait un tuyau qui déver­sait dans le Rhône. Ce qu'il rejetait ça devenait dur comme du ciment. Et ça arrivait à faire un monticule qui dépassait le niveau de l'eau! Pourtant c'est profond à cet endroit.

On l'enlevait, mais c'était tellement dur qu'on ne pouvait pas le faire avec des moyens habituels. Des hommes-grenouille mettaient des charges explosives pour décoller cet espèce de ciment qui se défaisait ain­si par plaques qu'on ramassait avec notre grosse "pelle".

<Cette entreprise déverse 360 tonnes par jour de sulfate de calcium..>


(1) Qui est devenue Atofina et ensuite Arkema