«... un beau groupe sculptural représentant Mithra en train de tuer un taureau...»

Montague Rhodes James

Coeurs Perdus (Lost Hearts - 1905)


4) LE FLEUVE ET LES HOMMES


L'histoire du fleuve est inséparable de celle des hommes, de leurs sociétés et civilisation. On l'a vu, il joua et joue encore un rôle économique. La navigation engendra une catégorie sociale prestigieuse: les mariniers. Ils étaient des hommes fiers et audacieux, maîtres d'eux-mêmes, comme ils s'étaient rendus maîtres du fleuve. De bons lurons au visage bruni par le soleil, entièrement vêtus de velours, «la braillon à poun-levis», le chapeau ciré crânement sur la tête, une ceinture de «batafia» autour des reins. Les longs cheveux unis en une tresse et la boucle d'oreille contribuaient à en faire des hommes à part. à Sablons, on raconta ainsi les obsèques d'un marinier: tous ses confrères des environs se présentèrent, trois grands rubans rouges fixés aux boutonnières et tombant jusqu'aux chevilles. Ils tenaient de grandes cannes à pommes de cuivre. Une fois la bière descendue dans le trou, rassemblés autour, ils hurlèrent de façon lugubre. L'un descendit dans la tombe et frappa le cercueil pour appeler le mort, puis, sur la fosse, on partagea le pain et but une bouteille...

A donner des frissons, non?

Ces mariniers affrontant sans cesse les éléments naturels qui sont, par définition, imprévisibles, étaient très superstitieux. Aussi, le bateau de proue montrait-il à l'évidence la croix des mariniers qui portait tous les attributs et outils de cette profession et de celle des charpentiers qui construisent les bateaux (voir illustration). Cette croix des équipages plaçait le convoi sous la protection de Dieu. Avant le départ également, ils avaient besoin de la bénédiction du Seigneur. Ainsi, à Pierre-Bénite, au sud de Lyon, un bloc de pierre qui émergeait autrefois des eaux du Rhône et que le fleuve laissa au milieu des sables et des ronces, comportait en son sommet un bénitier creusé là et une croix taillée dans le roc. Les mariniers y venaient faire le signe de la croix et demander la protection du Seigneur. Cette pierre existe vraiment: on peut l'admirer aujourd'hui derrière l'hôtel de ville de Pierre-Bénite où elle a été déplacée lors de la construction de l'autoroute le long du Rhône... Partout, dans la vallée, chaque 6 décembre, on célébrait le patron des mariniers, saint Nicolas. Après la messe, on bénissait une barque et élisait le Roi de la Marine du Rhône. On raconte que les mariniers jetaient leur enfant à l'eau dès sa naissance. S'il surnageait, il deviendrait marinier, sinon...

Ces hommes pleins de force et de courage pratiquaient les joutes nautiques, sport aujourd'hui encore très populaire sur les bords du Rhône. Ces joutes nautiques, attestées dans l'antiquité grâce à des bas-reliefs égyptiens, ne sont mentionnées en Europe qu'à partir du quatorzième siècle. Dans la vallée du Rhône, ces exercices physiques aquatiques n'étaient qu'un élément d'une fête comportant d'autres activités: défilés, danses etc... Chaque jouteur se tient sur une plate-forme à l'arrière de sa barque (le tabagnon), se protège le corps grâce au plastron (petit bouclier) et brandit une longue perche (cinq à six mètres selon la catégorie du jouteur) munie d'un crampon métallique. Les rameurs (aujourd'hui, le moteur) poussent les bateaux l'un vers l'autre avec les jouteurs. Lance contre plastron, le plus costaud et le plus souple fera tomber l'autre... Il y a deux méthodes: la méthode givordine (on se croise à droite) et la méthode lyonnaise (on se croise à gauche). Si la joute existe toujours aujourd'hui, la fête n'est plus la même. Témoignage d'un riverain: «Le dimanche, ils joutaient, il y avait des guinguettes, ça dansait, ça jouait de l'accordéon. Quand il y avait des joutes, la fête rassemblait toute la population des alentours. Un jour, les conscrits ont pris la barque du père S. et l'ont montée en ville pour la mettre dans la fontaine!» Un autre: «Toutes les classes se réunissaient et ils faisaient leur concours de joutes sur le bassin. Ils appelaient cela la «bleue» à cause de la couleur de l'écharpe que gagnait le vainqueur du tournoi. Toute la population givordine venait s'asseoir pour assister au spectacle. On apportait le repas, on mangeait sur place. On assistait au concours de natation: ils mettaient des canards à l'eau et les gars se jetaient à la flotte pour aller les chercher.» Un autre sport s'est développé chez les riverains, la course de barque.

Tous ces sports nautiques sont organisés par les sociétés de sauvetage, les sauveteurs qui jouèrent et jouent encore un rôle important lors des inondations. Un riverain témoigne: «à l'origine, tout au long du dix-neuvième siècle, les sociétés de sauvetage se sont créées pour venir au secours de la population en période d'inondation. à l'époque, les inondations étaient très fréquentes. Les gens, dans les bas quartiers, possédaient tous des pièces de repli à l'étage supérieur. En période de crue, on mettait tout le matériel du lieu d'habitation habituel du rez-de-chaussée sur des tréteaux et les gens montaient vivre au premier étage. Il fallait les ravitailler... Transporter les personnes au travail, les médecins, les sages-femmes. Les sociétés de sauvetage étaient d'utilité publique.» Un autre: « Le 25 novembre 1944, il y avait un mètre d'eau dans le couloir. Je me suis donc marié en bateau!» Après la grande crue de 1957, les élus de Givors ont organisé en leur Hôtel de ville une réunion des sinistrés. Paul Vallon, conseiller municipal y exposa que «la crue de février 1957 a provoqué des dégâts considérables en raison de sa rapidité, de son importance (supérieure de 30 centimètres à celle de 1955) et de la poursuite de la navigation, même au moment des plus grosses eaux.» Digues rompues, usines détruites, habitations endommagées etc... créèrent un fort mécontentement. Les dégâts furent aggravés par la navigation. Les revendications proposées par le député-maire de Givors, Camille Vallin, étaient de trois ordres: indemnisation des sinistrés, études et travaux de protection, interdiction de la navigation en cas de crue.

Le fleuve apporte d'autres richesses que le transport des marchandises et des voyageurs. La pêche d'abord. Témoignage d'un riverain: « On naissait pêcheur au bord du fleuve. On était souvent au bord du Rhône pour pêcher, car c'était agréable de prendre une friture et ça faisait un plat à la maison. Dans mon enfance, il y avait des femmes de pêcheurs qui passaient dans les rues au porte-à-porte pour vendre le poisson du Rhône pêché par leur mari. Avec un sacré assortiment: de la friture, des brêmes, quelque fois un brochet, des barbeaux.» Et puis, il y avait les fameux pirates du Rhône. Témoignage de l'un d'entre eux: « Lorsque j'étais enfant, le soir, on aidait les pirates à partir dans la nuit. Dans la barque, le patron ramait, l'autre poussait avec la «trique» entre la barque et le bord; deux autres, sur la berge, tiraient le bateau avec une corde. Fallait connaître le Rhône en pleine nuit! Les vieux étaient forts pour s'orienter! Parfois, dans le noir, je ne savais pas où j'étais. Et quand il y avait du brouillard! Le pire, c'était les moustiques. On remuait les vorgines, et il s'envolait des nuages de moustiques. Chaque coup de filet avait un nom: le coup du bec, le coup de la pancarte etc... Ils n'avaient pas de tolets pour les rames. C'était des lanières de cuir. Quand ils heurtaient les digues, les rames coulissaient. Ils mouillaient le cuir pour que cela ne fasse pas de bruit. Parfois, ils se faisaient prendre et c'était le tribunal. Condamné à une amende, il fallait encore pêcher plus pour la payer!... Les filets étaient à la maille pour la petite friture. Les gros, on les rejetait. Dans le vieux temps, les gardes-pêche étaient moins méchants. Après, c'est devenu dur. Ils nous tiraient dessus. Ils se sont arrêtés de pirater pour ça: c'était trop dangereux et quand on se faisait prendre, c'était trop cher. Cela permettait de vivre. On vivait dur, mais on vivait. Malgré tout, les pirates avaient un autre travail à côté. Après avoir pêché toute la nuit, il fallait aller au boulot le lendemain, c'était dur! Quand on avait jeté le filet vingt ou trente fois dans la nuit, au retour, il fallait l'étendre, le faire sécher, le replier et... repartir le soir. Il fallait satisfaire les commandes. Tout le monde était complice: les restaurateurs que l'on fournissait et les consommateurs. On fournissait beaucoup de cafés le long du Rhône. L'hiver, quand on pêchait dans les lônes, on vendait aux halles et aux friteurs de la Guille (quartier de La Guillotière à Lyon).» Un autre témoignage: « Quand le Rhône était gros, qu'il passait sur l'herbe, ils pêchaient à la «braconnière», un immense filet au bout d'un long manche qu'on poussait devant soi. Alors, il y avait de la friture.» Tout le monde sait au bord du Rhône, de Seyssel à Arles, que le piratage est encore une passion pour certains...

Une autre richesse abondante mais difficile à extraire est l'énergie. De nombreux moulins étaient installés le long du fleuve pour moudre le grain. Ils étaient flottants et pouvaient être déplacés, donc très dangereux pour la navigation. Encore un témoignage: «En 1885, mes grands-parents avaient abandonné le moulin à vent qui était sur la colline. Le moulin construit sur des barques au bord du Rhône avait coulé. Par basses eaux, on apercevait encore les engrenages au fond de l'eau. On leur avait prêté de l'argent pour construire un nouveau moulin un peu plus en amont, en fixe, la roue de pêche étant mobile, elle montait et descendait selon le niveau de l'eau. Au lieu de faire flotter le moulin, on faisait flotter la roue. A chaque crue, il fallait faire de grosses réparations...» Les témoignages d'accidents dans le chapitre sur la navigation montrent bien l'existence de ces nombreux moulins qui furent abandonnés avec le développement de la fée électricité que le Rhône lui-même contribue à renforcer avec ses centrales hydroélectriques.

Les riverains se tenaient au bord du fleuve lors des crues et lançaient un harpon au bout d'une corde pour harponner les objets flottants qui passaient: bois de chauffe, chargements perdus dans les naufrages, barques à la dérive etc... Activité très dangereuse, car parfois, le harponneur partait avec l'objet harponné et se noyait. Il y avait aussi les noyés qui donnaient lieu à une prime lorsqu'on les sortait de l'eau à condition de leur y garder les pieds trempés. Les noyés étaient nombreux et le fleuve est toujours utilisé de nos jours pour donner la mort.

Enfin, le fleuve était le lieu des loisirs: baignade, pique-nique et joies de l'eau. Il l'est toujours lorsqu'il est accessible et que la baignade n'y est pas interdite. Ainsi les vastes étendues de galets du lit mis à nu dans les tronçons court-circuités du vieux Rhône servent de plage aux gens des villes. De nombreuses zones de loisirs, de baignade, de sports nautiques, de pratique de la planche à voile et de pêche ont été aménagés, le plus souvent en collaboration entre la C.N.R. et les collectivités locales. Les plus importantes d'entre elles sont la zone de loisir de Miribel-Jonage et celle du Grand-Large aux portes de Lyon. En d'autres lieux, grâce aux différences de niveau entre l'amont et l'aval d'un barrage, les aménagements de la compagnie lui ont permis de créer des rivières de canoë-kayak. Un nouveau riverain apparaît donc, moins attaché au fleuve, mais l'utilisant pour ses loisirs, ceux qui viennent d'être cités, mais aussi la navigation de plaisance.

Enfin, le fleuve constitue, et a toujours constitué, une ressource en eau inépuisable. En eau d'irrigation pour l'agriculture et en eau potable. Ses nappes phréatiques alimentent en eau de bonne qualité les habitants des montagnes qui le bordent et même certaines villes du bassin de la Loire très proche. Le Rhône au secours de la Loire, on aura tout vu! Le Rhône fournit 11 milliards de mètres cube d'eau pour refroidir les centrales thermiques, nucléaires ou non, 737 mille mètres cube d'eau potable, 132 millions de mètres cube à l'industrie et 58 millions de mètres cube à l'irrigation. Ses nappes alluviales produisent 150 millions de mètres cube d'eau potable.

Quelle richesse!



TRAVERSER LE FLEUVE


Dans le chapitre sur la navigation, nous avons évoqué le statut de «chemin des nations» qu'a toujours eu la vallée du Rhône et qu'elle possède toujours aujourd'hui. Nous avons vu également que le fleuve jouait à la fois le rôle de frontière et de «pays». S'il a pu jouer ce rôle, c'est que les hommes ont toujours cherché (et réussi) à le traverser. Le régime torrentiel du Rhône permettait de trouver en de nombreux endroits des gués utilisables en période d'étiage. Ainsi, le nom de la petite ville de Grigny, au sud de Lyon, aurait pour origine le mot «gué». On construisit aussi quelques ponts en bois qui furent régulièrement détruits à la moindre crue. Seuls trois ponts de pierre purent être édifiés, non sans difficulté, par les moines pontifes à Lyon, Avignon et Pont-Saint-Esprit. Nous en parlerons plus loin. Autrement, on utilisait la barque. Le monopole de ce service payant était octroyé par le seigneur. Ainsi, au dix-septième siècle, «au port de Verneyson (aujourd'hui: Vernaison), le fermier mandaté passe dans son batteau (sic) sur la rivière du Rosne les habitans et aultres particuliers connus dans le Dauphiné»et, par exemple, en 1765, «Pierre Bourdin est pontonnier, affermé par bail à Vernaison. Lui seul, avec son bateau a le droit de traverser le Rhône de Vernaison au Dauphiné... C'est son privilège exclusif en sa qualité de fermier du port de Vernaison.» Ce «bail» était un contrat passé avec le seigneur de Charly. Ce privilège restait dans la famille: en 1770, il est détenu par Jacques Bourdin, en 1788 par Jean-Marie Bourdin. Mais, l'être humain est plus technologique que naturel. Il lui faut inventer des mécanismes de traversée, car le fleuve est capricieux et le courant violent. Il crée donc le bac à traille... Pour stabiliser le lieu de traversée et éviter à la barque d'être emportée par le courant, on la fixe par un câble coulissant sur un autre câble tendu entre les deux rives. Une tour imposante, construite en maçonnerie sur chaque rive, exerce cette fonction. De nombreuses reliques de ces tours subsistent sur les berges du Rhône. La plus fantastique (selon moi...) est celle qui est située rive droite, en aval du défilé de Donzère, juste après le pont suspendu. Cette construction dans le décor du défilé ne manque pas de rappeler les temps héroïques des bacs à traille. Ces derniers constituaient des obstacles dangereux à la navigation. Tout cela disparut comme par enchantement grâce à la découverte des suspensions en fil de fer des frères Seguin. Cette découverte se résume à ceci: «la résistance au millimètre carré augmente lorsque le diamètre de la barre, puis du fil, diminue»! Les frères Seguin appliquèrent industriellement ce principe dans les ponts suspendus et construisirent le premier au monde à Tournon en 1824-25. Ce pont n'existe plus aujourd'hui... Mais, cette technique permettra à de nombreux ponts de s'édifier tout le long de la vallée en un temps record et il en reste encore de nombreux aujourd'hui. Le Rhône était devenu facile à traverser...


PONT DE LA GUILLOTIERE


Le pont de la Guillotière fut construit de 1182 à 1562, disent certains auteurs. Les travaux débutèrent sous l'autorité des frères pontifes, puis des moines de Hautecombe en Savoie, de la Chassagne jusqu'en 1354 et enfin du consulat magistrature civile de Lyon. En réalité, ce pont fut continuellement reconstruit après chaque crue violente et dévastatrice du fleuve, alors que les bombardements de la dernière guerre ne réussirent qu'à détruire une seule arche... Les pierres blanches venaient par bateau de Bourgogne via la Saône et de l'Île-Crémieu via le Haut-Rhône. Ces pierres surnommées «le chouin» furent appelées, plus tard, pierre de Villebois.

Il aura fallu une décision du conseil municipal de Lyon présidé par Edouard Herriot le 21 avril 1953, pour le faire détruire et reconstruire. L'année de sa démolition, en 1954, il ne comportait plus que huit arches, car il fut modifié au fur et à mesure de l'urbanisation du dix-huitième et dix-neuvième siècle. Le nouveau pont s'appelle toujours pont de la Guillotière.

D'énormes difficultés s'opposaient à la construction d'un pont sur le Rhône à Lyon avec les techniques du Moyen Âge. Lors des grandes crues, toute la plaine était inondée et après la décrue, le fleuve ne retrouvait pas toujours son chenal... Le courant rapide et la régularité du débit qui ne laissait pas aux constructeurs de période sèche, rendait la tâche très ardue. Le sous-sol est constitué d'une couche très profonde de sédiments. Comme l'écrit Jean Pelletier: «On avait très largement besoin de la protection divine dans ce métier.» Les ponts romains n'étaient pas en pierre, donc précaires, et la décadence de Lyon jusqu'au onzième siècle découle manifestement de la disparition des facilités de passage. Au dix-septième siècle, le pont mesurait 500 mètres de long contre 205 aujourd'hui. Sa physionomie en dos d'âne, surtout près de la rive droite, alignait vingt arches irrégulières, l'écartement entre les piles, toutes différentes, variant de vingt à trente et un mètres. La largeur de ces piles variait de sept à quinze mètres. Fondées sur des pieux en châtaignier, elles étaient protégées en amont par des avant-becs effilés pour écarter les gros flottants transportés par le fleuve. Un véritable monstre!

Le fleuve, à cet endroit, constituait la frontière entre le Dauphiné et le Lyonnais. On marqua cette frontière située à la hauteur de la sixième pile rive droite par la construction d'une porte munie d'un pont-levis en bois. Rive droite, côté Lyon, l'entrée était encadrée par deux tours rondes qui constituaient la porte Bourgchanin. Le parapet était large seulement de cinq à six mètres. Ce pont énorme donnait un côté fantastique au paysage lyonnais comme se plaisent à le montrer certaines gravures. La circulation était très difficile sur ce pont unique. Ce qui donnait lieu à des embouteillages parfois dramatiques, comme le fameux «tumulte du pont de la Guillotière» qui se produisit le dimanche 11 octobre 1711. Une foule nombreuse de Lyonnais se rendit à Bron, sur l'autre rive, pour fêter Saint-Denis. Ce cortège serré revient en fin d'après-midi alors qu'en face roulait dans son carrosse attelé de deux chevaux, Catherine de Mazenod, veuve de Monsieur de Servient, propriétaire de la plus grande partie de la rive gauche. Suivie d'une charrette de tonneaux vides, elle se rend chez elle à la maison forte de La-Part-Dieu. L'impatience du cocher dans cette foule ajoutée aux fausses manoeuvres entraînent le renversement du carrosse. La charrette entre en collision avec lui. La foule se heurte à cette barricade involontaire et ceux qui suivent poussent vigoureusement écrasant et étouffant les malheureux arrrivés les premiers. Certains se jettent à l'eau. Les soldats, au lieu de porter secours, pillent les victimes... On relèvera 216 morts et repêchera 25 noyés.


LE PONT DE SAÔNE


Il était plus facile de construire un pont sur la Saône. Le premier, le pont de Saône, fut édifié à partir du milieu du onzième siècle. L'archevêque de Lyon, Humbert 1er, le consacra en 1076. Certainement élevé sur les fondations antiques d'un pont romain, on pilla les vieilles pierres des alentours pour sa construction. Lors de sa démolition en 1842, rendue nécessaire afin de laisser passer la navigation, on retrouva un taurobole (autel de sacrifice du taureau) du règne de Septème Sévère en 194... On jetait les taureaux à l'eau de ce pont lors de la fête des Merveilles.

PONT SAINT-BéNéZET

Bénézet, un petit berger de douze ans, vit apparaître Jésus qui lui ordonna d'aller à Avignon bâtir un pont sur le Rhône! Un ange le conduisit jusqu'à l'évêque qui, face à ce petit paltoquet, se mit en colère et voulut le faire condamner à être écorché vif. Le viguier (le juge) pour éprouver le garçon, lui demanda de transporter au fleuve une énorme pierre que trente hommes suffisaient à peine à bouger. Bénézet réussit après avoir prié et la foule l'acclama. Il ne fallut que huit années pour construire ce pont (1177 - 1188). Mais, le Rhône ne lui permit pas de résister jusqu'à nos jours. Ses piles constamment secouées par les crues devaient être régulièrement renforcées et finalement, en 1669, une terrible crue emporta ce qui restait du pont. On installa un bac à traille.


PONT-SAINT-ESPRIT


Des trois ponts médiévaux, il est le seul à exister encore, le pont de la Guillotière à Lyon ayant été démoli lors de la dernière guerre et le pont Saint-Bénézet à Avignon, n'ayant pas entièrement réussi à résister au fleuve, ne conserve plus que quatre arches.

Il était tellement difficile de construire un pont à cet endroit, la ville située sur la rive droite s'appelait alors Saint-Saturnin, qu'il fallut l'intervention du Saint-Esprit pour réussir. Le passage difficile en amont du confluent avec l'Ardèche, avec un lit d'un kilomètre de largeur et un groupe d'îles dangereuses se faisait appeler Malatra (malus tractus), mauvais passage. Ainsi, l'Esprit saint prit la forme d'un ouvrier exceptionnel qui mena à bien cette oeuvre gigantesque. Les moines pontifes ne mirent que quarante-cinq ans pour construire ce pont (1265 - 1310).


PONT ROMAIN DE VIENNE


Ce pont s'effondra le 11 février 1407 à 10 heures lors d'une violente crue du Rhône. La nuit précédente, on entendit hennir et courir des chevaux sur ce pont, et, à minuit, des murmures, voix et frémissements étranges. Sur la place de Sainte-Colombe (ville située rive droite, en face de Vienne) on aperçut un taureau d'une grosseur merveilleuse. Les cloches se mirent à sonner sans intervention humaine...

Cette explication merveilleuse de l'effondrement d'un pont, montre à quel point la construction d'un tel ouvrage (ou sa destruction) apparaissait aux gens comme relevant du surnaturel. D'autant plus que les trois seuls ponts médiévaux qui résistèrent longtemps aux assauts du fleuve furent construits par les moines pontifes, dont la vocation était justement de construire des ponts. Pour deux d'entre eux, le pont Saint-Esprit et le pont Saint-Bénézet, dont les noms indiquent la légende, seule l'intervention de Dieu put contrecarrer les manoeuvres du diable enfoui sous le lit du fleuve...


CONTES ET LéGENDES DU FLEUVE


La plupart des mythes et légendes du fleuve ont une origine médiévale. On croyait ainsi que le fleuve traversait le Léman sans mélanger ses eaux à celles du lac... Récemment encore, on m'a posé la question...

Et n'est-ce pas Mathieu Thomassin qui écrivit: «Ceux qui ont accoutumé voyager par la rivière Rhosne disent que de nuit, l'on y voit et ouit plusieurs choses étranges».

Le Rhône prend sa source dans un massif montagneux qui voit naître d'autres fleuves prestigieux: le Rhin, le Danube et le Pô. étant donné que d'une haute montagne ne peut naître que de grands fleuves, la tradition transforme le Rhin, le Danube (ou Inn), le Rhône et le Pô (ou Tessin) en branches d'une croix s'étendant vers les quatre extrémités du monde. D'ailleurs, la similitude des noms atteste de leur parenté. Le nom générique d'Eridan, longtemps porté par le Rhône, a été appliqué au Pô, au Rhin et à l'Elbe... Rhenus est diminutif de Rhodanus, le premier désignant le Rhin et le second le Rhône.

Et nous avons vu que le fleuve est à la fois frontière et pays. Qui, sinon un dieu, peut-il être plusieurs choses à la fois, «car on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve», comme l'écrivit Platon?

Mais quelle est la nature de ce dieu? Bon ou méchant? C'est selon les besoins sociaux, idéologiques, philosophiques ou religieux qui forment le support de la légende.

Quoiqu'il en soit, le fleuve renvoie toujours à l'abîme, aux enfers où se côtoient la vie et la mort. Et parmi les fleuves des enfers n'y a-t-il pas le Styx, fleuve des horreurs?

Au contraire, le flamant rose n'est-il pas le grand oiseau qui symbolise l'âme migrante des ténèbres à la lumière?

Le fleuve mène parfois à la vie, mais souvent à la mort... C'est cette dialectique qui constitue le terreau des légendes.


LA LEGION THEBAINE


Le Rhône suisse traverse un défilé juste après le coude de Martigny. C'est le défilé de Saint-Maurice, du nom de l'officier romain qui commandait la légion thébaine quelque trois siècles après J.C. Cet homme, profondément chrétien, refusa de faire des sacrifices à Jupiter: «Nous avons prêté notre premier serment à Dieu; le second à l'Empereur. Tu ne peux compter sur le second si nous faussons le premier.» Aurait-il répondu à Maximilien Hercule selon Alexandre Arnoux. Ils furent donc exécutés par milliers, et leur sang rougit le fleuve. L'abbatiale Saint-Maurice qui existe actuellement dans le défilé date du onzième siècle. En 937, Otto 1er transféra solennellement les reliques mauriciennes à l'église de Magdebourg. Il voulait ainsi sacraliser les voies de la domination impériale et faisait de l'Elbe l'un des bras de la croix fluviale autour desquels s'organisait sa politique.


LA FÊTE DES MERVEILLES


Jusqu'au seizième siècle à Lyon, on célébrait la fête des Merveilles.

Le mardi avant la Saint-Jean-Baptiste, devant l'église Saint-Pierre à Vaise, tout le clergé et les personnalités de la ville en costumes et déguisements entraient dans un énorme et superbe bateau orné de feuillages et de banderoles. Ce bateau, escorté d'une foule de petites barques descendait la rivière et passait sous le pont de la Saône (le premier pont construit sur la rivière, aujourd'hui le pont du Change). Le convoi passait sous l'Arche merveilleuse et on faisait alors sauter des taureaux dans l'eau. Ces derniers étaient repêchés, égorgés, écorchés, dépecés dans la petite rue du temple (rue Ecorche-Boeuf) et mangés ensuite. La Saône devenait un fleuve de sang. On faisait alors ripaille. Le cortège descendait jusqu'au pont d'Ainay, se rendait en procession à l'église Saint-Nizier où la messe était célébrée. Après l'office, on accompagnait l'archevêque jusqu'à la cathédrale. La journée se terminait par des repas et des réjouissances publiques.

Certains pensent que cette fête a pour origine le culte des martyrs chrétiens de l'an 177. Ces quarante-huit chrétiens martyrisés furent brûlés et leurs cendres jetées au Rhône. La légende raconte qu'à Saint-Romain-en-Gal, quelques kilomètres en aval, elles se réunirent pour redessiner leurs corps parfaitement reconnaissables. Le jour choisi pour la fête des Merveilles, comme célébration de ce miracle, coïncidait avec la fête gauloise du solstice d'été et la fête romaine de la Fortune faite de libations. Le sacrifice des taureaux aurait été interprété comme une manifestation d'horreur du taurobolisme du culte de Cybèle.

En réalité fête païenne récupérée par l'Eglise, la fête des Merveilles ne sut jamais se séparer de son côté plaisirs de la chère, de la vie, de la mort et du sang. Est-ce pour cela que les autorités finirent par l'abandonner?


LE CULTE DE MITHRA ET DE CYBELE


Souvent, on a comparé le fleuve Rhône à un puissant taureau. N'est-ce pas Michelet qui parlait du Rhône comme «d'un taureau dévalant la montagne»? C'est pourquoi, il est fascinant de considérer les cultes de Cybèle et Mithra à la lumière de cette comparaison.

On trouve encore dans la vallée du Rhône des vestiges de ces cultes qui parfois se confondirent. Ainsi, au Pouzin, on peut voir un autel taurobolique datant du troisième siècle et, dans le Poème du Rhône, Mistral cite un bas-relief à la gloire (dit-on) de Mithra, situé à Bourg-Saint-Andéol: «La fontaine de Tourne est un oracle! (...) Sur la paroi du roc, en un encadrement qui regarde le Rhône, vous avez dans le haut, gravés depuis... qui sait les siècles? le Soleil et la Lune mauvaise - qui épient. Vers le milieu, un boeuf, que sous le ventre un scorpion va piquer, qu'un chien va mordre, et un serpent qui à ses pieds ondoie. Le taureau, lui, plus fort que tout a tenu tête, lorsqu'un jeune homme avec un manteau flottant, un fier jeune homme coiffé du bonnet de liberté, lui plonge à la nuque sa dague et le tue. Au-dessus de la scène tragique, un corbeau effrayant étend ses ailes...» Et quelle est l'explication donnée par Mistral à ce bas-relief, par l'intermédiaire d'une vieille sorcière rencontrée là par Anglore? «Le boeuf (...) sais-tu qui cela représente? L'antique batellerie du fleuve Rhône (...) Le grand serpent qui se roule sous lui, c'est le Drac, dieu de la rivière (...) et le dur jeune homme, celui qui égorge le taureau, c'est le destructeur qui doit un jour tuer les mariniers, le jour où pour jamais de la rivière sera sorti le Drac (...)!»

Arles devait être un des premiers endroits du monde romain où s'introduisit le culte du dieu perse Mithra. Kronos était adoré par les adeptes de la religion iranienne de Mithra, le Soleil invincible. Or, en 1598, on a découvert à l'emplacement du cirque romain le fragment d'une statue grecque de Kronos, dieu du temps infini. Son corps de marbre datant de la fin du premier siècle de notre ère est entouré d'un serpent. Mithra, né de la roche, dieu de feu et de lumière, est assimilé au soleil. Son culte n'était réservé qu'aux initiés comme le montre d'ailleurs l'exiguïté du mithreum où il était célébré. L'un de ces temples est conservé à Rome sous l'église Sainte-Prisque. Le culte comprend la mise à mort du taureau, identifié à la lune «auteur des naissances». Le sacrifice du taureau correspond donc à la création de nouvelles âmes. Le néophyte, après de terribles épreuves, les yeux bandés, est aspergé du sang du taureau sacrifié. Certains voient des similitudes entre ce culte et la lithurgie chrétienne... Dans le culte, le corbeau représentait le premier élément: l'air. Le plus haut dignitaire, vêtu comme Mithra, portait le bonnet phrygien. On reconnaît-là tous les éléments du bas-relief de la fontaine de Tourne. Le «bonnet de liberté» que porte le jeune homme qui tue le taureau sur ce bas-relief est le bonnet phrygien, ce qui montre bien le lien étroit entre le culte du dieu Mithra et celui de la déesse Cybèle, car ce dernier a été introduit de Phrygie à Rome. Le sacrifice du taureau est le point commun avec le culte de Cybèle, divinité d'orient adoptée par les Romains pendant la seconde guerre punique. La colline de Fourvière accueillit donc dès l'origine ce culte. Là également, le néophyte était aspergé du sang d'un taureau qu'on égorgeait. Il se trouvait ainsi lavé, purifié par le sacrifice du taureau. Cybèle symbolise aussi la mort, pas la mort qui anéantit, mais la mort qui féconde. Toute une théologie, la doctrine métroaque s'élabora autour de la déesse, mélange de barbarie, de sensualité et de mysticisme. N'est-ce pas là trois qualités attribuées au fleuve? Celui-ci, en apportant la mort, ne crée-t-il pas la prolifération de la vie?


LES SAINTES MARIES


La légende veut qu'en l'an 42 de notre ère, sainte Marie Jacobé, sainte Marie Salomé et leur servante sainte Sara, ainsi que la sainte famille de Béthanie: Lazare, Marie-Madeleine, Marthe, abordèrent la côte en Camargue. Les deux saintes sont considérées comme les deux soeurs de la Sainte Vierge. Elles abordèrent, semble-t-il à proximité du Rhône Saint-Ferréol, à l'endroit où se trouvait peut-être l'Oppidum Ra. Ce n'est pas tout à fait l'endroit où existe actuellement les Saintes-Maries-de-la-Mer. à cette date, le site de la petite ville au bord de la mer en était très éloigné. Si, aujourd'hui, la mer pousse la côte vers l'intérieur, à cette époque, c'était l'inverse: les deux fleuves, le Rhône Saint-Ferréol et le Rhône de Boismaux refoulaient la mer au large. Voyons comment le chanoine Mazel décrit ces deux fleuves dans son ouvrage «la Camargue»: «(Le Rhône Saint-Ferréol) se détachait du Grand-Rhône vers Montlong, passait à Villeneuve, le mas d'Aguon, Méjanes, le Carrelet, débouchait dans l'étang de Malagroy, suivait l'Impérial et se jetait dans la mer au grau de la Fourcade, à mille cinq cents mètres des Saintes-Maries. Celui de Boismaux se détachait du Petit-Rhône au-dessus du château Davignon, passait dans les étangs de la Consécanière, de Ginès, des Launes et débouchait dans la mer vers le grau d'Orgon.» Ces deux Rhône encerclaient les Saintes-Maries et en faisaient une île.

L'oppidium, lui, est une forteresse, un camp retranché, un port de rupture de charge entre les navires de mer et les radeaux et bateaux plats qui empruntaient le fleuve Rhône. C'était le port de Ra. Aviénus y voyait là ce qui désigne le Dieu soleil chez les Egyptiens.

Les Saintes débarquèrent donc dans un lieu à l'activité intense. Autrefois, les pêcheurs voyaient en cet endroit, en mer calme, des tombeaux sous l'eau.

La ville s'est transportée plus tard où elle est située aujourd'hui, autour du tombeau des Saintes.

à partir de cette base, les Saintes «convertiront les païens et jetteront dans les âmes une foi si profonde qu'elle ne s'éteindra jamais à travers les siècles.» Elles recevaient, dit-on, la visite de saint Trophime.

La cérémonie du pèlerinage à la mer rappelle aux chrétiens la légende des Saintes.

Nous avons vu que l'équipage qui aborda en Camargue en l'an 42 de notre ère comprenait Marthe. Cette sainte prendra de l'importance dans la légende de la Tarasque.


LA TARASQUE


C'était un monstre amphibie qui semait la terreur dans les marécages du Rhône. Elle mangeait les hommes et renversait les bateaux qui avaient le malheur de la croiser.

La Tarasque est attestée dès le quatrième siècle. C'est donc une légende très ancienne qui s'est perpétuée dans la région de Tarascon. Ce fut sainte Marthe qui vainquit la Tarasque en la subjuguant par l'imposition de ses mains. Le bon peuple put ainsi détruire le monstre. Cette légende reste tenace grâce aux fêtes de la Tarasque, qui se déroulent aujourd'hui le dernier dimanche de juin. On promène une énorme représentation du monstre accompagnée des Chevaliers de la Tarasque, ordre fondé par le roi René le 14 avril 1474. Si cette fête fut si tenace, c'est que les autorités ecclésiastiques et de l'Etat y virent un bon moyen de développer la croyance en la supériorité de la foi chrétienne, puisque sainte Marthe, en triomphant du monstre, a montré que la religion chrétienne est supérieure au paganisme.

La plus ancienne représentation du monstre est constituée par une sculpture dans le chapiteau d'une colonnette du cloître Saint-Trophime à Arles qui date du onzième siècle, peut-être même est-il antérieur. C'est un quadrupède à la queue charnue terminée en pointe comme celle d'un lézard, avec une tête de lion à la large crinière qui dévore un enfant dont les jambes sortent de sa gueule. Son dos est recouvert d'une grande écaille comme celles des tortues. Elle est représentée ainsi lors des fêtes. Le bas-relief du tombeau de sainte Marthe la représente comme une espèce de chien, mais il manque la tête à la sculpture.

Mais, il semble que sainte Marthe ne soit jamais venue à Tarascon! J.B.F. Porte, dans son ouvrage sur les fêtes de la Tarasque, soutient cette thèse et suggère que l'origine de cette légende est à trouver dans l'extermination des Ambrons et des Teutons dans les plaines d'Aix et de Pourrières par les armées romaines de Marius (102 avant J.C.). Cette thèse serait attestée par le fait rapporté que la prophétesse Martha accompagna Marius en Provence.


LE DRAC


Draco signifie, en latin, dragon, serpent fabuleux gardien de trésor.

Ce mot est aussi à l'origine de Dracula, qui signifie en roumain, fils de Dracul, chevalier du dragon. On rencontre cette similitude de nom pour deux mythes qui, au fond se ressemblent, car, dans les deux cas, il s'agit d'un monstre qui fait sa proie des hommes et qui sait très bien prendre leur apparence...

L'histoire du Drac se déroule dans la même région que celle de la Tarasque: à Beaucaire. Dans cette ville, une femme qui lavait son linge au bord du fleuve laissa échapper son battoir. Elle entra dans l'eau pour le récupérer. Le Drac la saisit aussitôt et l'entraîna en son château au fond du Rhône. Là, il l'obligea à allaiter son enfant mort pour le faire revenir à la vie. C'est ce qu'elle fit. Elle réussit à s'enfuir et retourna à Beaucaire. Mais sept années s'étaient écoulées pendant son absence alors qu'elle n'avait vécu au fond de l'eau qu'un après-midi seulement. Un jour qu'elle traversait la place, elle aperçut le Drac qui cherchait quelqu'un à dévorer. Elle lui demanda des nouvelles de son épouse et de son fils ce qui étonna fort l'enchanteur parce qu'il était invisible. Mais cette femme avait un oeil capable de le voir. Elle eut la maladresse de lui dire et le Drac lui arracha aussitôt cet oeil avec le doigt...

Dans le fabuleux poème du Rhône de Mistral, le Drac est également mis en scène. Il voyage sous les traits du beau prince Guilhem d'Orange sur le bateau de Maître Apian qui descend le fleuve. Jean Roche, le prouvier est amoureux d'Anglore, la sauvageonne de Pont-Saint-Esprit. Mais elle avait vu le Drac et était amoureuse de lui. Lorsque Jean la fit monter à son bord, elle reconnut le Drac en la personne du Prince: «C'est lui! C'est lui! Cria-t-elle affolée (...) qui l'admirait, amoureuse et craintive, ainsi qu'une fauvette fascinée qui, au regard d'une couleuvre, irrésistiblement est obligée de choir.» Et le prince de lui dire: «Je te reconnais, ô fleur de Rhône épanouie sur l'eau...» et la fille de répliquer: «Drac, je te reconnais! car sous la lône je t'ai vu dans la main le bouquet que tu tiens.» Puis, la barque passe sous le Pont-Saint-Esprit, entrée de la Provence, «la porte triomphale de la terre d'amour». Jean ne possédera pas la belle Anglore car elle disparaîtra avec le Drac lors du naufrage du convoi de Maître Apian harponné par le vapeur le Crocodile: «Le fleuve, qui sait où? les avait tous les deux emmenés pour toujours.»

Voilà donc bien des ressemblances avec la légende de Dracula, prince qui sait prendre l'apparence d'un homme et qui séduit les femmes pour survivre...


PILATE ET LE MONT PILAT


La tradition médiévale voyait, sous les fleuves, gouffres, tunnels et communications avec la mer. Parfois, les plus hautes montagnes (qui ne manquent pas tout le long du Rhône) communiquaient avec le fleuve.

Le cadavre du procurateur Pilate supplicié à Rome aurait été précipité dans le Rhône. D'autres versions le voient immergé par les Viennois ou englouti par des diables avec la tour qui lui servait de prison. Ces trois traditions légendaires sont attestées dès le douzième siècle. Evidemment, l'immersion dans le fleuve d'un tel démon ne peut se passer dans le calme. Sa présence provoque tourbillons et naufrages, événements très fréquents sur notre fleuve indomptable... La présence du monstre gênant, on s'efforce de le retirer du fleuve. Mais pour le mettre où? Dans un lieu infernal sis «au milieu des Alpes» (terme générique). Ces Alpes sont à la fois le mont Pilat du Lyonnais et le Pilatus (ou Frakmunt) lucernois, deux montagnes maudites qui devaient porter en leur sommet un lac noir, antre du démon pilatien qui déclenche des orages quand on s'avise de le troubler. Le sommet du Pilat communiquait avec le Rhône, dit-on...

Une légende qui rejoint d'autres mythologies que l'écrivain américain Lovecraft a su développer dans son oeuvre.